Témoignages |
Gaston BACHELARD, philosophe
EXPOSITION ROGER PLIN, Galerie Paul Cézanne 1961
L’artiste du dessin n’est pas seulement un homme des contours. Il
a plus à faire qu’à enfermer une belle forme dans ses justes
lignes. Le crayon lui aussi, pour avoir toutes les ressources du pinceau, doit
résoudre le problème de l’équilibre des ombres et
de la lumière. Roger Plin va au fond de ce difficile problème.
Qu’il dessine un paysage ou le corps d’une femme, il veut, avec
son crayon, placer des lueurs, susciter des nuances de lumière, éveiller
toutes les résonances qui retentissent dans la contemplation d’une
œuvre d’art assez sûre d’elle-même pour se passer
des privilèges de la couleur.
En fait, ces résonances sont si fines, si bien associées, que
si l’on rêve un peu devant un dessin de Plin, on se sent en attente
d’une coloration. Le schéma de la rêverie a été
si bien dessiné par l’artiste que notre rêverie nous redonne
le réel dans toute sa splendeur. Oui, restez un peu longuement devant
tel dessin où la mer se repose entourée de collines. Le ciel est
immense et la mer est tranquille. Mais l’immensité du ciel n’est
pas vide. Ce n’est pas du papier blanc. Ce n’est pas un espace qui
a refusé le crayon.
Ce ciel sur la mer de Honfleur, Roger Plin en a saisi la valeur, la juste valeur
opposée à la valeur d’une eau moutonnante, murmurante. Et
devant un si grand spectacle, je me souviens d’un grand vers de Francis
Vielé-Griffin « Le ciel est léger, floconnant et tendre
».
Pour moi, un paysage saisi par un grand artiste est toujours un poème.
Un clocher, une rue, ce n’est pas simplement en dessiner la géométrie.
Il faut faire régner des clartés, faire trembler aussi des ombres,
belle manière de dire la douceur d’habiter. Car un dessinateur
de maisons heureuses doit nous transmettre une invitation à entrer. Roger
Plin aime tant ce qu’il dessine que toutes les demeures ont le grand signe
de l’hospitalité.
La maison peut être lointaine, elle peut n’être vue qu’à
travers un rideau d’arbres qui offrent leurs ombres au touriste. De loin
quand même elle accueille, elle appelle. J’aime ce dessin où
des arbres droits et noirs laissent entrevoir un site où il ferait bon
vivre, une maison où l’on aimerait être attendu. Et me voici
repris par ma folle rêverie d’habiter toutes les demeures où
l’on rêve d’être bien.
Bien entendu, comme tous les dessinateurs nés, Roger Plin veut dessiner
« l’objet essentiel », la plus belle des formes : la femme.
La femme nue est la gloire des courbes bien associées. Dans une épaule
surprise par Plin, rien ne finit et tout commence. Un philosophe bergsonien
verrait des promesses de danseuse dans la grâce immobile de ces corps
dessinés. Mais pour Plin, le corps d’une femme n’a pas besoin
de légendes. Ce corps est si concentré sur soi-même qu’il
n’a pas besoin de cadre, pas besoin d’atmosphère et surtout
pas besoin de ces paysages où des peintres nous donnent la femme nue
dans les prés. Le crayon de Roger Plin respecte si bien la netteté
d’une chair, sous des tons doux et chauds, qu’il semble que le corps
féminin puisse vivre dans une atmosphère toute proche, dans une
chaleur immédiate...
Quand on voit de telles réussites, on se convainc que c’est en
dessinant le corps d’une femme qu’il faut apprendre à dessiner.
On comprend aussi qu’un dessinateur chevronné revienne souvent,
revienne sans cesse, à l’origine de la beauté féminine,
d’une beauté qui est un des sommets de la vie.
Quand un dessinateur quitte le crayon pour le ciseau, quand il sculpte des formes
au lieu de les dessiner, il veut faire face à une résistance franche.
Sans doute, il savait bien que la forme à dessiner a je ne sais quelle
résistance. On ne la domine pas d’un premier coup d’œil.
Le modèle ne se livre pas en première ébauche.
Pour mieux sentir ces résistances dessinées, Roger Plin a voulu
lutter contre des résistances palpables, il s’est fait modeleur,
il s’est fait sculpteur. Sans le suivre dans ce dramatique travail, nous
allons commenter rapidement deux œuvres singulières.
Rêvons d’abord devant les nuages modelés. On sait bien que
les nuages qu’on dessine sont des formes éphémères.
II faut les surprendre dans un équilibre instable du paysage. Roger Plin
a voulu leur donner l’être même de leur isolement. Il a pétri
ce que l’on ne touche pas, ce que l’on ne touchera jamais. Les nuages
de plâtre, grâce à lui, les voici dans mes mains. Mon doigt
court sur leurs fissures. J’ai l’impression de connaître leur
gonflement. Être nuageux, être un nuage, c’est tout de même
avoir un être. Avec un objet comme celui-là sur sa chaire de professeur,
un philosophe ne s’arrêterait pas de parler. Quelle nostalgie d’enseignement
Roger Plin me donne avec ses nuages modelés.
À un autre pôle de la résistance, au lieu de la résistance
molle du plâtre, Roger Plin a travaillé la résistance robuste
d’un arbre. II a retrouvé en son élan incroyable la grande
flamme rouge qui anime un tronc d’acajou. Cette flamme est écrasée
par le rabot de l’ébéniste. Il faut aller au centre du bois
avec des délicatesses de main, pour retrouver le travail du feu primitif.
Novalis disait que tout grand arbre est une flamme végétale. La
sculpture de Plin le prouve. De cette flamme sculptée, un poète
en ferait un hymne, il nous en ferait entendre le tressaillement, tous les sursauts
vers la hauteur.
Cette flamme n’est-elle pas un prestigieux dessin réalisé,
matériellement réalisé? Elle peut nous servir de symbole
de l’activité d’un artiste, d’un double artiste qui
donne le mouvement à l’immobile, une vie cosmique à des
mondes dessinés.