Témoignages
                                                                                                         








Guy MILLÉ


C’est drôle… Cela ne faisait pas si longtemps que les pavés s’étaient mis à voler avec leurs slogans gravés dans la pierre. Les pavés étaient retombés, mais leurs offrandes de mots, avec leur validité et leurs limites, continuaient de s’infiltrer dans les esprits, y compris de ceux qui s’estimaient les moins perméables : « autodiscipline, autogestion, l’art est dans la rue, jouissons sans entraves… ». Je le redis, ces choses ne manquaient pas de saveur, et nous ne manquions pas d’y goûter, mais au fond c’était une sorte de copieuse errance.
C’est drôle… C’est ainsi qu’on avait persuadé le tout jeune homme que j’étais, admis à l’École des Beaux-Arts, qu’il était déjà un artiste, d’ailleurs ne l’étions-nous pas tous ? Notre rôle n’était-il pas de montrer à cette société mauvaise qu’il suffisait qu’elle cessât ses oppressions pour que la nature artistique de l’homme prît enfin son envol ? C’est dans ce confort amusant que je m’installai un jour au « Cours Yvon » pour dessiner, et qu’un monsieur prit la parole, et en quelques mots choisis se permit de nous signifier que ce n’était pas gagné, que l’indispensable liberté que nous revendiquions n’était pas un acquis offert à chacun, mais un but, un chemin que l’on pouvait chercher longtemps, ou même ne jamais découvrir, qu’il y avait une façon de voir qui mettait le monde à la bonne distance afin de le retranscrire dans sa dimension essentielle, qu’il y avait des hiérarchies, qui ne sont pas des soumissions, que des maîtres existaient (des maîtres ! à moi qui pensais qu’il n’y avait ni dieu, ni maître !)… des maîtres donc, et qui nous dévoilaient en même temps ce qui les unissait et ce qui les mettait à des années lumière les uns des autres. Il n’a pas parlé d’effort ou de travail, ces choses allaient de soi, mais de lumière et de regard, ou plutôt de vision, comme détachée du regard, « voir le modèle, ce n’est pas s’attacher à son enveloppe, mais percevoir qu’elle est sans limites ».
La première fois que je l’ai entendu, le moins que je puisse dire est qu’il ne m’a pas convaincu. J’étais tellement séduit par les sirènes du siècle, lesquelles d’ailleurs n’ont cessé de brailler de plus en plus fort, que cet appel à écouter en soi-même la voix de la simplicité, m’est apparu comme le sermon d’un de ces mandarins qu’on venait d’excommunier. Puis j’ai écouté de nouveau ses paroles, et puis je me suis approché, peu à peu, de l’endroit où il les répétait avec une constance et une fermeté déroutantes. Et puis leur musique, lentement, s’est muée en respiration, elle est devenue « la bonne aventure » et les paroles se sont révélées fondatrices, non pas de ces fondations entêtées qui font le lit des idolâtres, mais de celles qui par le jeu inattendu des forces de l’esprit, se cherchent et s’inventent, se renouvellent, s’assouplissent pour mieux se tendre, comme l’arc qui veut atteindre sa cible, et s’étonnent elles-mêmes, au bout du compte, d’avoir résisté à toutes les cassures de la vie.

Février 2008